jeudi 28 août 2014

Le mystère du labyrinthe, de Robert van Gulik: lecture, casse-tête chinois et thé au jasmin avec le Juge Ti.

"Des prunes empoisonnées, un énigmatique rouleau de peinture, des lettres d'amour passionnées, et un mystérieux meurtrier avec un penchant pour torturer puis assassiner les jeunes femmes conduisent le Juge Ti au coeur du labyrinthe caché du Gouverneur afin de démêler trois mystères étrangement liés. "Le mystère du labyrinthe" constitue la première tentative de Robert Van Gulik d'écrire un roman à suspense, après le succès de "Dee Gong An" [aka "Trois affaires criminelles résolues par le juge Ti" chez nous] la traduction qu'il avait effectuée d'un roman policier chinois anonyme du sixième siècle."
(quatrième de couverture des  éditions anglophones)
(traduction par mes soins, du coup ça vaut ce que ça vaut)
      Infos complémentaires:
      Série: Le Juge Ti
      Auteur: Robert Van Gulik
      Titre original: The Chinese Maze Murder (1951)
      Traduction par Anne Dechanet et Jos Simons
      Edition: 10/18 - Grands détectives
      Nombre de pages: 340


L'auteur, Robert van Gulik (avec un gibbon! :coeur: )
C'est toujours avec un plaisir non feint que je retrouve le Juge Ti et ses lieutenants pour de nouvelles intrigues au coeur de la Chine des T'ang. Si les enquêtes sont loin d'être toutes au même niveau, il y a en revanche à chaque fois le plaisir de lecture qu'accompagne une nouvelle aventure en leur compagnie. Un peu comme lorsqu'on se régale des vacances à la plage d'un Hercule Poirot atteint d'une intoxication alimentaire, sans forcément se concentrer exclusivement sur l'investigation. (bon, en fait, la comparaison avec Agatha Christie et son détective belge s'arrête là) 

Dans ce tome, nous retrouvons notre fameux juge et toute sa clique, en route pour Lan-Fang, le district dont notre magistrat préféré a fraîchement reçu la charge. Après une attaque de brigands, rapidement mis en échec, la petite troupe arrive finalement en ville, où la situation est plutôt critique. En effet, Tsien Mo, un chef de guerre local, tyrannise la région depuis plusieurs années, sans rencontrer aucune opposition de la part des magistrats précédents. Le Juge Ti aura donc fort à faire, afin de rétablir la situation, mais aussi pour démêler les nouveaux problèmes qui se posent bientôt à lui.
Sans en dévoiler davantage pour ne pas vous spoiler outre mesure, disons qu'il est question d'une jeune fille disparue, de plans d'invasions barbares, d'un meurtre en chambre close, mais aussi d'un héritier peu scrupuleux, d'un testament caché et "surtout" d'un labyrinthe. Le tout pour un cocktail un peu inégal, mais globalement plutôt bon.
Je précise tout de suite que je mets des guillemets à "surtout" car il me semble indispensable de préciser que bien qu'il soit en tête d'affiche, le labyrinthe occupe finalement un rôle plutôt secondaire. Comme c'est d'ailleurs le cas avec pas mal de titres de la série, puisqu'il faut bien privilégier une enquête sur les trois proposées. Néanmoins, évoquer la situation de la ville - un chef de guerre règne en tyran sur la ville depuis des années; le Juge Ti s'oppose à lui et répare les dégats - m'aurait semblé plus pertinent. Mais bon, soit!

Quelques-unes des couvertures des éditions anglophones. Etonnemment, certaines 
des illustrations de van Gulik semblent manquer à l'appel chez nous.

Pour en revenir au contexte initial, si je l'ai trouvé intéressant et prometteur, il m'a en revanche paru défait, certes avec adresse, mais un peu trop rapidement par le juge - bien que ce "fil rouge" repointe le bout de son nez au cours de la dernière partie, lors d'un lever de rideau sur la véritable identité de l'un des personnages, un coup de théâtre bienvenu et que j'ai apprécié. Malgré cela, j'ai tout de même l'impression que l'on aurait pu aller plus loin dans cette optique. Certes, Ti, en magistrat intègre qui se respecte, se devait de régler l'affaire rapidement en neutralisant Tsien Mo, afin que le récit puisse se tourner vers les trois affaires criminelles proposées. Mais ne pouvait-on envisager que Tsien Mo et son mystérieux conseiller, ou tout du moins la situation que leur tyrannie a engendrée, ne mettent davantage de bâtons dans les roues du Juge? Car au final, même si cela est expliqué dans le contexte*, les trois enquêtes - au début du moins! - semblent complètement indépendantes de ce "scénario" initial. Et c'est bien dommage. Du coup, j'ai eu le sentiment regrettable que la situation de départ, pourtant fort prometteuse, n'a pas été suffisamment exploitée. [spoil. Le Spoil, c'est Mal. Même Sauron ne peut rien contre le Spoil.] De même que la menace que représentent le complot de Yu et la potentielle invasion Ouigour, en fait, qui  ne paraissent finalement jamais être de vraies... ben menaces, justement. Même si, encore une fois, ces évènements constituent de bons retournements de situation. [fin du spoil. Le Spoil tue des oisillons dans leur nid. Et ça, c'est pas bien.]***
Au niveau des enquêtes en elles-mêmes, en revanche, j'ai trouvé les développements très intéressants, et je trouve que l'enchaînement des évènements se fait de manière assez naturelle - contrairement par exemple à un tome comme Le squelette sous cloche, où l'on passe parfois d'une enquête à l'autre sans
Le magistrat Ti Jen-tsie
réelle transition. En ce sens, avoir lié les enquêtes comme il est fait ici est à mes yeux une très bonne idée, qui ajoute plus de rythme au récit, mais aussi de naturel. J'ai tout de même préféré l'histoire autour du testament Yu, avec ses nombreux rebondissements (même si le message caché par la peinture me paraît un peu tiré par les cheveux) et les passages ayant lieu dans la propriété de campagne du gouverneur et le fameux labyrinthe - bien qu'au final, toutes les histoires soient liées entre elles, et que le fil rouge se révèle finalement riche encore de quelques surprises.
Bon, juste un truc par contre. Ça semble évident dit comme ça, mais faites gaffe à bien commencer par le commencement. Nan, parce qu'on m'apprendra à avoir voulu lire la postface avant d'avoir terminé le roman! Résultat des courses: j'ai eu la solution d'une des énigmes avant même qu'on foute les pieds chez la victime! J'ai retenu la leçon du coup.****

Si le juge Ti reste pas mal dans son bureau pour réfléchir, mettant parfois le pied dehors pour aller cuisiner un suspect autour d'une tasse de thé sous couvert de visite de courtoisie, pour les besoins de l'enquête, Ma Jong, Tao Gan et Tsiao Taï n'hésitent pas à aller s'infiltrer en "territoire ennemi", nous offrant un peu d'action bienvenue. Ma Jong va d'ailleurs se révéler astucieux et un peu touchant, lorsqu'il se lie d'affection pour une jeune prostituée Ouigour ou même pour Orchidée Noire, forte tête intrépide, fille du chef des sbires du tribunal, et qui n'hésite pas non plus à remplir des missions pour le juge lorsque celui-ci lui demande. Un nouveau personnage que j'ai apprécié donc, d'autant qu'elle joue un rôle important dans le dernier acte. Son père, Fang, ancien forgeron, recruté rapidement et provisoirement sur place, ne m'a pas non plus laissé indifférent. J'ai beaucoup aimé ce père attentionné, honnête et inquiet pour ses enfants, avec pour seul souci leur bien-être. Tsiao Taï lui aussi a su se montrer touchant, et dans ce tome, on en apprend un peu plus sur son mystérieux passé.
Finalement, parmi les têtes connues, je regrette un peu que le sergent Hong et Tao Gan se soient fait très discrets. Ce problème vient sans doute du fait que ce n'est pas le premier "Juge Ti" que je lis. De son côté, le juge lui-même m'a paru un peu cruel (mais n'est-ce pas finalement la faute au récit lui-même?) sur la fin, quant à son attitude vis-à-vis du fils Ting. Il se rattrape cependant un peu sur la fin, lorsque dégoûté par les exécutions des condamnés, il part chercher la sérénité par le biais d'une petite "balade" en montagne.
Globalement donc, des hauts et des bas concernant les personnages. Si certains se montrent attachants, certaines têtes connues, pourtant bras droits du juge, sont étonnament effacées.

Le juge Ti à son bureau,
en compagnie du sergent Hong.
Au niveau de la plume, c'est toujours aussi aisé et agréable à lire. Ou "déjà", devrais-je plutôt dire, étant donné qu'il s'agit du premier tome publié par Van Gulik. (mais second en ordre d'écriture, juste derrière un premier jet du Squelette sous clocheOn retrouve déjà tous les éléments qui feront l'essence-même de la série, à savoir une aventure "dans le style des anciens romans policiers chinois" (dixit Van Gulik lui-même) composée de trois enquêtes distinctes donc, avec le magistrat du district comme détective, et émaillée de poèmes et autres réflexions typiques des vieux sages barbus aux yeux bridés qu'on rencontre dans les films des années 80. Tant que j'y suis, sachez qu'il y a même un vieil ermite de ce type dans Le mystère du labyrinthe, et qu'il aura tôt fait de remettre le Juge Ti à sa place. Rien que pour ça, ça vaut le détour!
En revanche, si c'est un livre qui vous permettrait explicitement d'en savoir plus sur l'Histoire de la Chine que vous cherchez, vous pouvez passer votre chemin: si on est plongé en plein durant la période de la dynastie T'ang, il n'y a que peu de descriptions. Et c'est fort compréhensible: après tout, le roman suit l'art et la manière de ces "romans policiers chinois anciens", qui s'adressaient vraisemblablement à un public chinois, donc déjà familier des us et coutumes, entre autres. Comme je l'écrivais justement la dernière fois: "qui a besoin de décrire Paris aux français?"***** En fait, dites-vous plutôt que c'est comme un voyage à l'étranger, où vous allez vous retrouver à baigner dans une culture différente, sans pokédex pour tout vous expliquer à tout bout de champ. Et bien moi, même si davantages de scènes de la vie quotidienne n'auraient pas été de trop, j'aime ça. Non seulement parce que ça ne casse pas le rythme, mais en plus parce que finalement, c'est comme ça qu'on en apprend le plus. Si, si, croyez-moi.

Le mot de la fin:


Si comme d'habitude, j'ai beaucoup aimé retrouver le juge Ti et sa clique pour une nouvelle aventure, ce tome souffre néanmoins de quelques défauts qui m'ont un peu gâché le plaisir de la lecture. Il faut nottamment citer un canevas de départ très intéressant mais malheureusement insuffisamment exploité à mon goût, certains personnages importants laissés de côté, et un léger manque de développement soit de certains autres personnages, soit de certaines sous-intrigues. Il ne faudrait toutefois pas nier ses qualités: on peut citer la plume de Van Gulik, l'ingéniosité de certaines énigmes, quelques très bons personnages, un fil rouge intéressant, des enquêtes intéressantes. Au final, si j'ai apprécié ce tome, le plaçant au-dessus du Squelette sous cloche (oui, encore lui!) ce tome est cependant loin d'être l'un de mes préférés. Reste que malgré tout, il demeure un livre que j'ai lu avec grand plaisir. Et au fond, n'est-ce pas cela le plus important?

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Quelques citations mûrement choisies (ft. le vieux 
sage chinois qui squatte tous les films des années 80)

"Lorsqu’un arbre porte une branche pourrie, le jardinier la coupe pour sauver la vie de l’arbre."
"Il n’existe pas meilleure source de renseignements sur ce qu’il se passe dans une maison que les bavardages des domestiques." 
"Avez-vous jamais vu quelqu’un essayer de planter un bâton dans l’eau courante d’un ruisseau de montagne ? Le bâton restera debout un instant puis il sera emporté par le mouvement éternel de l’eau. C’est ainsi que parfois des ignorants ou des pervers essaient de détruire l’ordre sacré de notre société. Mais il est clair comme l’eau de source que de telles tentatives sont vouées irrémédiablement à l’échec ! "
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Un Robert van Gulik (auj. éteint): d'origine néerlandaise, diplomate
et auteur reconnu, illustrateur, 
gros consommateur de cigares; joue du luth chinois 
traditionnel, parle couramment l'anglais, le chinois, le japonais, et même le latin. 
(Là, tu dis Respect.)
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*Il est clairement expliqué que les protagonistes des différentes affaires, étant issus du "haut du panier social",   n'ont pas souffert de la tyrannie de Tsien Mo. En fait, ce dernier aurait même cherché à faire en sorte qu'ils puissent continuer à vivre "comme avant", afin de ne pas aller se plaindre en haut-lieu (c-à-d, auprès de l'Empereur Himself** ou de ses copains. Ouais, parce que c'est bien gentil la tyrannie, mais faut pas déconner non plus.)
**Pour les éventuels débiles, je tiens à préciser qu'"Himself" n'est pas le nom de l'Empereur. Merci.
***D'accord, c'était du petit spoil. Mais du spoil quand même, alors faites pas les malins. De toute façon, Morgoth veille au grain.
****Quand je vous disais que le Spoil, c'est le Mal absolu!
*****Oui, je m'auto-cite. Et non, je vous remercie de vous inquiéter, mais mes chevilles se portent à merveille.
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